Raymond Lemoine nous offre un regard à la fois naïf et franc d’enfant, et celui sensible et
teinté de mélancolie d’un homme d’âge mûr sur son enfance à Sainte-Agathe, au Manitoba.
La visite de Monsieur le Curé
– Pour les siècles des siècles –
Il va sans dire que la visite du guide spirituel des 600 âmes de la paroisse nécessita un protocole au millimètre. Ce n’était pas la première visite du curé chez nous alors je n’arrivais pas tout à fait à comprendre pourquoi cette excursion du Saint-Père causait tant d’énervement. Avec le temps, nous nous étions bien accoutumés. Toutes les visites au cours des années se ressemblèrent : la même rentrée du curé dans le salon accompagné de mon père et de ma mère. Là, le silence gêné bien installé, nous les enfants, lavés et bien peignés et revêtus de nos habits du dimanche même si ce n’était pas le dimanche, attendions debout devant nos chaises assignées. Une fois le curé se rendit au gros fauteuil de faux velours vert, ce fauteuil habituellement réservé pour mon père qui le cédait rarement et bien sûr pas à n’importe qui, nous nous avancions devant la grande visite sainte. L’aîné Richard lui tendait la main le premier et le gratifiait avec un « Bonjour mon Père ». Seulement lorsque le Saint-Père fut confortablement installé dans son gros fauteuil, sa burette noire juchée sur le bras vert du fauteuil et notre père assis sur une chaise à droite de la grande visite, pouvions-nous retourner à nos places et nous asseoir. Ça y est, c’était parti.
Bien que la chaise à gauche de la grande visite soit supposément réservée pour ma mère, les nerfs de ma pauvre maman reprenaient toujours son règne. Étant la metteuse en scène de cette visite, maman n’arrivait jamais à s’asseoir. Ses nerfs ne lui donnaient aucun répit. Une multitude de défaillances pourraient venir salir la visite. Ça serait catastrophique si le chien réussissait à rentrer dans la maison et dans sa surexcitation typique de chien déchaîné qui aperçoit un invité en soutane noire, ainsi que le gâteau aux bananes, il se lancerait sur le Saint-Père! Ou pire encore, si ma sœur décidait de raconter au Saint-Père les aventures de ses bibittes mortes dans le pot caché sous son lit!
Mais, ma mère n’avait pas à s’inquiéter. Tandis que notre père et Monsieur le Curé discutaient des guérets d’été et des récoltes, nous les enfants, assis en silence, quasi figés sur nos chaises, attendions l’inévitable question de la part de notre souverain invité, « Et comment faites-vous à l’école les enfants? ».
Presque en chœur, nous répondions, « Très bien, Mon Père ». La deuxième question inévitable suivait, « Et comment vont les classes de catéchèse avec Sœur Albert ? » « Très bien, Mon Père ».
Finalement, après quelques années, nous étions tous bien chevronnés en ce qui concerne cette visite éminente; nous savions que ce questionnement auprès de nous, les enfants, signalait que la visite tirait à sa fin et que nous allions très bientôt passer à l’aspersion de l’eau bénite et à l’arrivée du Bon Dieu dans nos cœurs et dans notre maison.
En rang d’oignons, agenouillés devant le Saint-Père, les yeux baissés, les mains jointes et les doigts croisés, nous recevions solennellement les paroles qui invitaient le Bon Dieu chez nous, dans notre domicile.
« Bénissez, Seigneur Dieu tout puissant, cette habitation : et que dans ce lieu règnent toujours la santé, la pureté, la victoire, la vertu, l’humilité, la bonté, la douceur, la plénitude de la loi et l’Action de grâces au Dieu Père, Fils et Saint-Esprit : que cette bénédiction reste sur cette habitation et sur tous ceux qui y demeurent, maintenant et pour les siècles des siècles. » « Ainsi soit-il! »
L’ainsi soit-il clôturait la visite et le départ se faisait plutôt vite. Mes frères et moi encourions une poignée de main tandis que ma p’tite sœur devait se contenter de la main du curé posée sur sa tête avec le même commentaire des années précédentes : « Elle est belle comme sa mère la p’tite ». Seul mon père accompagnait Monsieur le Curé à sa voiture et nous nous imaginions qu’ils parlaient toujours des récoltes. Tous blottis derrière le rideau de la grande fenêtre du salon, nous regardions le départ avec un léger soulagement, mais aussi avec une certaine sérénité sachant que le Bon Dieu se retrouvait de nouveau dans notre maison et dans nos cœurs pour les siècles des siècles… du moins jusqu’à la prochaine visite de Monsieur le Curé l’an prochain.
Nous pouvions maintenant nous rechanger dans nos vêtements de tous les jours. L’interdiction des chats et du chien dans la maison était levée, les biscuits au beurre de pinotte et le gâteau aux bananes retournaient au congélateur jusqu’à la prochaine visite, et ma sœur pouvait retourner à ses bibittes sous son lit.