Raymond Lemoine nous offre un regard à la fois naïf et franc d’enfant, et celui sensible et
teinté de mélancolie d’un homme d’âge mûr sur son enfance à Sainte-Agathe, au Manitoba.
Les Juifs
– L’arrivée de Shale –
« Enfin », continua Sœur Albert… « pour répondre à ta question Patricia, nos nouveaux amis sont actuellement chez la principale, et Sœur Élizabeth les accompagnera ce matin dans leur classe respective. Nous aurons un garçon, son nom est… », elle chercha un papier sur son pupitre… « son nom est SHALE. Il a dix ans et ne parle que l’anglais. Je suis persuadée que vous allez… que nous allons tous bien l’accueillir chaleureusement dans notre classe et à notre école. Pensez à la façon dont vous vous sentiriez si vous deviez fréquenter une nouvelle école très différente de celle-ci et où les élèves ne parleraient ni le français et ni l’anglais. »
La sœur se tourna vers moi et mon cousin Pierre… « Raymond et Pierre, je compte surtout sur vous deux pour devenir ses très bons amis. »
Un peu surpris par cette soudaine ordonnance inattendue de Sœur Albert, Pierre me jeta un coup d’œil, un léger sourire aux lèvres signalant sa fière acceptation de ce rôle quasi prestigieux que la sœur venait de nous désigner. J’étais pareillement content et fier d’accepter de parrainer ce nouvel élève lors de son initiation dans la grande famille Sainte-Agathienne, surtout avec un partenaire comme mon cousin Pierre, un garçon aimé par tous et doué d’un caractère à la fois sympa d’un gars de la campagne et ayant beaucoup de classe comme un gars de la ville. La sœur ne pouvait pas avoir choisi et demandé à de meilleurs élèves pour prendre ce rôle de mentor pour ce nouvel élève. Shale sera entre de bonnes mains ; nous le piloterons à travers ses premières journées à l’école, dans ses classes et surtout dans la cour d’école, ce véritable bourbier d’embûches pour n’importe quel nouvel innocent qui ne se doute de rien. Pierre et moi, nous avions l’intention d’être des plus vigilants dans la tour de guet à Shale lorsqu’il naviguera dans cette mer parfois tempétueuse qui est la cour d’école. Nous le protégerons lorsqu’il sera heurté par les menaces intimidantes et gratuites de Georges Laurencelle, le tyran de la cour d’école. Nous célébrerons avec lui lorsqu’il sera émerveillé par la profondeur du puits de connaissances du doué Rhéal Lamontagne, le savant des gars du village, et nous le consolerons lorsqu’il sera époustouflé par les imbécillités navrantes de Patricia et de Claudette, les nounounes de la planète. En tout cas, avec l’aide de Pierre et moi, Shale allait très vite s’adapter à notre école.
Tout à coup, sans frapper à la porte, Sœur Élizabeth entra dans la classe accompagnée d’un jeune garçon, qu'elle dirigeait les deux mains bien sécurisées sur ses épaules. Sans aucune hésitation, Sœur Albert recula derrière son pupitre pour céder la place à la sœur supérieure.
- “Good morning boys and girls”, dit Sœur Élizabeth.
- “Good morning Sœur Élizabeth.”
- “I would like you to welcome our new student, Shale. He will be joining your
class. I hope you will welcome him to our family.”
Un silence nerveux s’imposa dans la classe. Même Patricia et Claudette arrêtèrent de gigoter sur leur banc. C’était comme si le temps s’était arrêté lorsque nous regardions ce nouveau garçon, debout devant la classe…
L’inquiétude se lisait sur le visage de ce pauvre gamin ; des perles de sueur constellaient son front. Son corps semblait rétrécir sous les mains de Sœur Élizabeth. Assis au premier rang de la classe, je pouvais voir ses mains trembler. Il était crispé et regardait ses pieds. Je me sentais mal pour le pauvre garçon. Il était grand et mince, mais ce qui était le plus remarquable dans son allure était son habillement, ou plutôt la couleur de son habillement. Il avait une chemise noire bien repassée, rentrée dans un pantalon noir tenu par une ceinture noire, le pantalon était tellement court au point où ses bas noirs étaient bien en évidence et n’offraient aucun contraste avec ses chaussures noires et bien cirées. En plus, il avait d’assez longs cheveux noir corbeau qui semblaient gras et des sourcils noirs en broussaille au dessus de ses gros yeux noirs.
(suite au prochain numéro)