Raymond Lemoine nous offre un regard à la fois naïf et franc d’enfant, et celui sensible et
teinté de mélancolie d’un homme d’âge mûr sur son enfance à Sainte-Agathe, au Manitoba.
Les Juifs
– Où sont les Juifs? –
La journée à l’école commença comme d’habitude ; nous devions geler dehors jusqu’à ce que la Sœur en surveillance sonne la cloche. Cette demi-heure au froid sauvage représentait peut-être la pire partie de notre journée scolaire. Nos pieds et nos doigts étaient les premiers à geler et même les meilleures bottes et mitaines que Monsieur Eaton pouvait nous gréer n’arrivaient pas à nous protéger de ce froid matinal. Tous les yeux se fixèrent sur la porte d’entrée où, d’un moment à l’autre, la main tenant cette maudite cloche ferait son apparition et signalerait que nous aurions survécu une fois de plus au gel matinal. Finalement, les tintements de la cloche déclenchèrent la ruée habituelle vers la porte. Mais, il n’y avait toujours aucun indice de l’arrivée imminente des nouveaux élèves. Avaient-ils changé d’idée ?
Le rituel matinal se passa dans un calme inhabituel. Il n’eut aucune chicane dans le vestiaire, personne n’annonça qu’elle avait oublié de faire un devoir, nous accrochions nos manteaux, enfouissions nos mitaines, nos étoffes, nos tuques dans les manches de nos manteaux, placions nos bottes, rangions nos livres dans nos pupitres, et les filles comméraient comme toujours autour de l’aiguisoir à crayons. Nous attendions le signal de Sœur Albert avant de commencer, tout en nous frottant les orteils, car celles-ci nous brûlaient en dégelant.
Évidemment, ce fut un moment crucial pour Sœur Albert. Depuis le début de notre formation en catéchisme, nous avions appris que Jésus Christ était la victime d’une crucifixion, exécuté par les Juifs. L’arrivée de ces gens si différents de nous, avec leurs rites, leurs croyances et leur dieu, allait-elle bousculer les pots de fleurs catholiques de notre petit village ? La pauvre Sœur Albert, doyenne du catéchisme, devait maintenant ouvrir le tiroir d’ambiguïtés catholiques et manœuvrer délicatement parmi les inévitables questionnements de la part de nous, ses croyants. Oui, on aura beaucoup de questions, après tout, ces gens avaient causé la mort de Jésus!
Perchée à son pupitre sur la tribune devant la classe, Sœur Albert n’eut même pas à dire à Patricia et à Claudette de se taire, car le sérieux du moment avait déjà prescrit le silence. De toute façon, même si ces deux filles avaient niaisé comme elles le faisaient d’habitude, la sœur ne semblait pas aussi alerte à intervenir dans le jacassage des filles comme elle l’était en temps normal.
Enfin, Sœur Albert se leva et par un geste de la main droite, ordonna de nous lever afin de réciter la litanie des prières du matin. Le Je vous salue Marie, suivit du Notre Père et du Je crois en Dieu, pour ensuite finir avec le Gloire soit mon Père constituaient le répertoire de la prière du matin et nous assuraient que le bon Dieu veille sur notre travail au cours de la journée.
Aussitôt que la sœur nous fit signe de nous rasseoir, les mains de Patricia et de Claudette, les deux assises au premier rang de la classe, se levèrent. Ces deux téteuses de classe allaient sans doute nous ennuyer avec quelques déclarations banales au sujet de ce qu’elles ont fait hier soir, ou ce que leurs mères leur ont dit, ou bien quelques niaiseries de ce genre.
« Baissez les mains, les filles », dit Sœur Albert. « Je sais ce que vous allez me demander. Vous voulez savoir où est notre nouvel élève. »
- « Oui ma sœur », dit Patricia, « où sont les Juifs ? »
(suite au prochain numéro)